MERCREDI 1er AVRIL 2020
Quel est le point commun entre les jeunes et les sans-abris ? Les idées reçues. Les sans-abris, les jeunes, ça ne veut rien dire. C’est aussi précis et juste que « les gens ». Mais je ne jette pas la pierre. J’ai 25 ans. J’ai mes diplômes, mon permis de conduire, quelques lettres de recommandations et je viens d’une famille sans histoire. Quand j’ai commencé au centre d’accueil pour les sans-abris de la Croix-Rouge rue de Trêves, j’ai dû dépasser mes propres clichés. Un sans-abri ce n’est pas le type hirsute et aviné qui hurle à qui veut l’entendre que l’apocalypse approche en tirant un barda hétéroclite de sacs plastiques douteux. Et un jeune, ce n’est pas un mollusque décérébré avide de sensation et de divertissement facile qui passe d’une « lockdown party » à une autre en période de confinement. Je ne dis pas que ça n’existe pas. Je dis qu’il faut déconstruire les idées reçues, pandémie ou pas.
Quand j’ai postulé à la Croix-Rouge, je vais être honnête je ne savais pas trop où j’allais. Comme tous les jeunes, je cherchais avant tout un travail. Et l’an deux mille, ce n’est pas les sixties. Il y a moins d’offres que de demandes. Par contre, je me retrouvais complètement dans leurs valeurs. Engagement, bienveillance, diversité, coopération. Je ne dis pas que c’était ma ligne de conduite personnelle. Ce serait présomptueux. Mais je ne sais pas, ça m’a vraiment parlé, comme un genre d’idéal. C’est une chance. On rêve tous d’avoir un travail en accord avec nos valeurs. Ce que je lis dans la presse sur la question des sans-abris ne me satisfait pas. Les titres du genre : comment tu te laves les mains dix fois par jour quand ta source d’eau c’est le caniveau ? Comment tu restes à la maison quand tu n’en as pas ? Je ne dis pas que c’est malveillant ou même faux. Mais au mieux, cela ne correspond pas à la réalité du centre d’accueil. Au pire, cela véhicule les idées reçues.
L’épidémie a touché le centre de la Croix-Rouge pour l’accueil des sans-abris comme elle a touché le reste du pays. Comme tout le monde, on a traversé une période de sidération. Comme tout le monde on a mis un peu de temps à réaliser ce que ça voulait dire de revoir toutes nos habitudes. Comme tout le monde, on a annulé tout ce qu’on avait prévu dans les prochains mois. Comme tout le monde, on s’ennuie ferme. Comme ailleurs, une maman me dit qu’elle n’en peut plus de dormir, se réveiller, dormir, se réveiller et de perdre la notion du temps. Résidents comme personnels, on a pris conscience de la situation par palier. On respecte le marquage au sol dans le restaurant collectif, l’univers se réduit souvent à sa chambre et les enfants ne vont plus à l’école. On applique les règles. La responsabilité de chacun est engagée, comme partout. Ma famille me demande souvent si j’ai peur d’être contaminée, vu « les gens » avec qui je travaille. Mais le centre n’est pas un hôpital. J’ai peur de prendre l’avion, j’ai peur de ne pas donner la bonne réponse quand on me pose une question intime, j’ai peur de rougir en public, j’ai peur de grossir. Mais je n’ai pas peur de faire mon métier. Pourquoi ? Parce c’est comme être confiné en famille. On est juste une famille de deux cent cinquante.
Je dis souvent que le centre est un village dans la ville. C’est un peu cliché, d’accord. Mais celui là je l’aime bien. La vie en communauté a des avantages qui contiennent ses inconvénients. La distanciation sociale est un concept abstrait dans un espace communautaire. On a dû sensibiliser en accéléré pour faire face au virus. Mais les fondamentaux n’ont pas changé. C’est toujours aussi dur de voir partir un résident sans solution, de le voir s’éloigner pour une traversée en solitaire dans la tempête du monde. C’est toujours aussi dur d’accueillir des familles qui n’ont plus aucun repère. Déjà qu’en temps normal, on a tendance à détourner le regard des sans-abris, maintenant qu’on est tous enfermés chez soi, j’ai peur qu’on ne les oublie totalement. Pour notre communauté, la crise a lieu toutes les saisons.
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