LUNDI 6 AVRIL 2020
C’est historique. Trois semaines plus tard, la vision de la tente de la Croix-Rouge devant l’hôpital continue de me frapper. Vingt et un jours plus tard, notre mission d’orientation médicale est devenue familière, mais je ressens comme une inquiétante étrangeté. Pourtant, les nouvelles sont plutôt bonnes. Allez, disons, encourageantes. De notre côté, le dispositif est en place. Rien à voir avec le rush du début où il fallait former les équipes, roder les procédures, avancer à l’aveugle. Les bénévoles reste motivés. On est crevé, mais l’ambiance générale est bonne. Je suppose que, sans oser trop le dire à voix haute, dans un recoin de notre peur, on s’était tous plus ou moins imaginé un scénario à la World War Z, un délire de contamination hors-contrôle, hôpitaux débordés, course contre la montre avec un virus mutagène, scène de furie et combat de gladiateur dans les rayons surgelé des supermarchés. Bref, le monde connu qui part en torche. Et bien non. Au début du confinement, on a accueilli jusqu’à cent personnes par jour. La semaine dernière, on est redescendu à cinquante, trente certains jours. J’espère que la courbe s’aplatit.
Un voile d’exception semble se poser comme un filet, léger et transparent, sur les rues, les parcs et l’hôpital. On encaisse le flux, mais la pression est là. Notre équipe de secouristes a intégré les murs. On est plus juste à l’entrée. On est dedans. C’est la première fois, à ma connaissance. On accueille les patients à la sortie de l’ambulance pour éviter que les brancardiers ne rentrent dans le bâtiment. On transfert vers le scanner et les unités de soin. En somme, on circule dans tout l’hôpital. J’appréhendais un peu. Pas comme un premier jour dans un nouveau boulot. C’est plus insidieux. Même si la demande venait de l’hôpital, je ne voulais pas qu’on gêne, qu’on marche sur les plates-bandes. C’est un monde en soi l’hôpital, avec ses règles officielles, mais aussi ses codes tacites. Il faut une bonne dose de savoir-être, quelques degrés d’intensité au dessus du savoir-vivre.
Quand je disais que les nouvelles sont encourageantes, c’était plutôt à l’extérieur. Je ne vais pas verser dans le catastrophisme, on n’est pas débordé. Néanmoins, à l’intérieur de l’hôpital la tendance s’est inversée. Il y a plus d’examens lourds. On n’est jamais à l’abri d’une bonne nouvelle comme dirait mon père. Je n’avais jamais bien compris cette expression, même si elle me faisait sourire. Aujourd’hui, je vois ce qu’il voulait dire. Trois semaines que je n’ai pas pu le voir. Enfin si, mais sous la forme d’un coucou à la fenêtre. Je sais qu’il n’a pas une vision terrible. Je me demande s’il me voit à moitié flou. Ça me fait de la peine. C’est hallucinant. Ce virus réussit à renverser toutes nos bases. Il s’insinue dans le quotidien, les couples, les familles, en réécrivant le quotidien. Et nous, on s’adapte plus ou moins. On accepte la distance avec nos proches. Mais d’une manière résignée et méfiante. Comment puis-je me résigner à me méfier de mon père ? À me méfier pour lui, de moi. Je sais que c’est pareil pour tout le monde. Éloignement me paraît plus juste que confinement. Et je ne sais pas, c’est une souffrance légère et transparente, comme un voile.
Alors non, l’épidémie n’est pas une fiction de zombie. Mais la réalité est comme dédoublée. Dans l’hôpital, toutes les spécialités sont dédoublées. Maternité, psychiatrie, pédiatrie, tout en double. On éloigne les covid- 19 des autres. Ce matin, j’ai accueilli une future maman pour la conduire en maternité. On ne peut pas la laisser circuler seule. Mais seule, elle l’était. Le jour où elle a fait son test de grossesse, réfugiée comme une adolescente coupable dans les toilettes, se réjouissant et appréhendant un petit peu de l’annoncer à son homme, je ne pense pas qu’elle avait imaginé qu’elle entrerait seule dans l’hôpital, qu’elle verrait seule sur l’écran de l’échographie, la vision fragile et douce, magique, de son enfant. Je n’ai pas d’enfant. C’est difficile de trouver les mots.
Ma perception de la réalité est altérée. Mes sens sont sollicités autrement. J’ai eu besoin d’en parler pour ne pas que ça me bouffe. Comme n’importe qui, j’ai appelé le Service d’Intervention Psycho-social de la Croix-Rouge. J’avais besoin de réconfort, mais je voulais que ça reste anonyme. Je ne vais pas m’étaler là-dessus. J’ai essayé d’expliquer à la personne que j’ai eue en ligne, cette histoire de sens et de réalité. Ce dédoublement. Le reste de la conversation m’appartient, mais dans le fil de la conversation on a parlé un peu « boutique ». Je lui ai demandé comment ça se passait de son côté, au centre d’appel « psy ». Et elle m’a dit cette chose très belle « je n’ai que le son, je travaille avec la voix ». J’ai réalisé que le voile qui recouvre nos vies est sonore. C’est une dimension qui échappe à l’analyse. C’est hyper sensoriel. On entend les oiseaux comme jamais. Une communauté invisible s’est constituée avec les applaudissements de vingt heures. On ne voit pas forcément les gens. On les entend. Cloche, tambour, cri, la ville se réveille au moment où elle s’assoupissait. Tout est plus calme.
Mais on entend bien mieux la sirène des ambulances…
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