© Tim Bruyninx
JEUDI 26 MARS 2020
Pour moi, c’est simple. Tu appliques le protocole. Je suis préparé. Je suis formé. Pas besoin de réfléchir. Tu réponds à l’appel. Tu t’équipes. Tu vérifies les paramètres. Niveau de température. Pourcentage d’oxygène. Tu prends en charge le malade. Le chauffeur reste au volant. Tu limites au maximum les contacts. Tu installes le patient dans l’ambulance. Le chauffeur roule. On va vite. Mais il contrôle. C’est une question de balance. L’urgence c’est la maîtrise. Rien d’autre. Mon formateur l’a répété mille fois. Je n’ai jamais oublié. Tu arrives à l’hôpital. Tu transmets le patient. Tu enlèves ta combinaison. Tu la mets dans un sac pour destruction. Tu repars. Tu rentres au poste de secours de la Croix-Rouge. Désinfection totale de l’ambulance. Tu branches le brumisateur. On dirait un scarabée l’engin. Pulvérisation de millions de microgouttelettes de peroxyde. Le virus n’a aucune chance.
Combien de temps ça va durer ? Je ne me pose pas la question. Ma fille, bien. Combien de temps ? Je ne sais pas mon petit chat. Au début on avait une sortie par jour pour le covid. Suspicion de contamination. C’est le terme. Nous on ne teste pas. On répond. On embraye. Il est deux heures du matin. On a déjà fait trois sorties. Avant de se coucher, ma petite m’a montré sa poupée. Barbie corona elle m’a dit. J’ai halluciné. Elle lui avait mis un masque avec un bandana. Elle est géniale pour ça. Elle exprime tout. Ce week-end quand on applaudissait dans la rue, elle m’a dit « on dirait la coupe du monde ». Pauvre chou. J’en aurais pleuré. Drôle de génération. J’espère que ça ne va pas trop leur laisser de marques.
Des opérations, j’en ai fait. La douleur physique ne me touche pas. Pas parce que je suis insensible. Je fais ce métier pour sauver des vies. La souffrance ne me laisse pas indifférent. Ce que je veux dire c’est que je peux contrôler mes émotions. Parce que je sais comment répondre à la douleur. Je sais quoi faire. Formation. Préparation. J’applique le protocole. C’est comme ça qu’on sauve des vies. Si tu te poses trop de questions, si tu hésites, si tu cherches tes gestes, tu ne peux pas sauver une vie. Mais la détresse psychologique, c’est autre chose. Quand c’est dans la tête. C’est dur.
J’aime les tournées nocturnes. Le temps passe autrement. L’espace semble différent. Mon ambulance est une lumière dans la nuit. Avant le covid, je le faisais sur mon temps libre. Maintenant, je suis à temps plein. On attend la vague qui monte. Les pourcentages sont de notre côté. Je m’accroche aux chiffres. C’est du tangible. C’est concret. Il faut que les gens arrêtent d’aller aux urgences. Il ne faut pas paniquer. Il faut rester rationnel. Pas évident. Le virus se moque de nos idées, de nos inquiétudes, des nos sentiments. Il en veut à notre souffle de vie.
Le malade qu’on a amené n’est pas bien. On arrive à l’hôpital. Je vois la tente de la Croix-Rouge. Il y a du monde. Trop de monde ? Je croise le regard d’un volontaire. Pas le temps de parler. Le patient. Un homme. Cinquante-deux ans. Pas d’antécédents médicaux. Toux. Maux de ventre. Douleur thoracique. L’oxygène dans ses poumons chute. Le médecin va sans doute le passer sous respirateur. L’homme pleure. Pas parce qu’il a peur. Pas pour lui. Parce qu’il est seul. Pour ses enfants. Je voudrais lui faire des promesses. Poser les pourcentages. Mais je ne peux pas. Je n’ai pas ce pouvoir. Je n’ai pas le droit. C’est dur.
Je suis fatigué. Il ne faut pas que ça rentre dans ma tête. Je pense à mon petit chat qui dort, sa poupée serrée contre elle, son souffle de vie qui fait gonfler son ventre rond. Je serais là pour le petit déjeuner. Le souvenir de son sourire efface tout.
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